L’idéologie gestionnaire qui brime notre développement

Le 3 juin 2021. – Au Québec, depuis plus de 40 ans, les pratiques des organismes communautaires en santé mentale issues d’initiatives citoyennes et voulant répondre à des besoins se situent dans l’angle mort des institutions publiques. Ces pratiques valorisent des approches qui transcendent les silos de services en accompagnant les personnes à partir de l’ensemble de leurs besoins, selon leur rythme et dans leur milieu de vie. Elles s’appuient sur des parcours d’émancipation sociale, d’appropriation du pouvoir d’agir, de sens, et de vie citoyenne. Ces approches innovantes, alternatives, offertes à des dizaines de milliers de personnes ont fait du Québec, au regard de ces pratiques, une société distincte.

Le mouvement communautaire en santé mentale a généré au cours des ans des pratiques nouvelles d’entraide, d’entraide entre les pairs, d’alternatives de soins, de pratiques proactives, d’hébergement, de soutien dans la communauté, d’intervention de crise, d’éducation populaire, de soutien en logement, aux études et à l’emploi, et de médiation culturelle pour ne nommer que celles-là.

Le réseau public a souvent repris à son compte ces pratiques d’avant-garde. L’exemple du Soutien d’intensité variable (SIV) nous paraît à cet effet éloquent et digne d’être souligné. En effet, alors que le milieu institutionnel expérimentait le case management, un organisme du nom de Foward House à Montréal développa un service aftercare selon une approche toute singulière. Bien que s’apparentant au case management, cette expérimentation adaptée aux réalités du terrain s’est enrichie de l’expertise du travail de rue, de l’approche structurelle et du mouvement alternatif québécois en émergence pour offrir une approche originale. Elle ne prétendait pas offrir la voie à suivre, elle proposait modestement une piste de solution circonscrite dans le temps et dans l’espace pour combler des besoins auxquels l’institutionnel ne répondait pas.

Quarante ans plus tard, cette pratique a dessiné le socle d’un modèle standardisé SI, SBNI, SIV, SIM. Même si nous pouvons nous en réjouir en partie, nous sommes toutefois inquiets de voir le réseau public non seulement s’approprier cette pratique, mais déterminer surtout les règles auxquelles devra se plier désormais le milieu communautaire.

Le financement par projet, et non plus à la mission, est devenu le levier qui contraint, corsète et brime la capacité des organismes à s’adapter en temps réel à des réalités singulières et à des enjeux nouveaux.

Ainsi, en faisant fi des fondements de l’action communautaire dont l’un des principaux critères est de respecter la liberté des organismes communautaires de déterminer leur mission, leurs approches, leurs pratiques et leurs orientations, le réseau ampute, d’une part, la société d’un acteur essentiel pour soutenir, accompagner et veiller au mieux-être des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale et prive, d’autre part, le système de santé d’un partenaire crucial dans le développement de nouvelles approches innovantes en santé mentale.

Avec les années, force est de constater que le « communautaire en santé mentale » semble devenu un compétiteur du réseau public ou un mouvement qu’il faut faire entrer dans le tube de dentifrice des redditions de comptes institutionnelles, ce qui équivaut, ni plus ni moins, à asphyxier sa créativité, à le faire entrer dans les arcanes d’une idéologie gestionnaire qui entrave son développement.

De deux choses l’une : le gouvernement fait le choix politique de consolider, par l’ajout majeur de budgets, le secteur de l’intervention communautaire en santé mentale, préservant ainsi une avant-garde innovante dans ce secteur en complémentarité avec son réseau, ou, d’ici dix ans, il est à craindre que le mouvement communautaire en santé mentale s’essouffle et périclite.

Bien sûr, les institutions pourraient bien récupérer une main-d’œuvre qualifiée et expérimentée, mais nous perdrions tous au change à la fin.

Le contexte pandémique a révélé l’importance de la santé mentale d’une population, mais pour le mouvement communautaire, il renvoie avec plus d’acuité encore à son sous-financement, et au double standard de l’État qui, d’un côté, exige la conformité à ses redditions de comptes, mais de l’autre, ne lui octroie pas le financement nécessaire au maintien et au développement de ses pratiques.

À l’aube du dépôt d’une nouvelle Politique interministérielle en santé mentale, nous voulons réaffirmer l’importance de notre mouvement et l’urgence de bonifier substantiellement ses pratiques et ses budgets. Nous tenterons de démontrer comment, à partir de l’exemple concret des pratiques de soutien et d’accompagnement dans la communauté initiées par notre mouvement, l’adaptation et l’évaluation de nos pratiques par l’État dénaturent celles-ci et nous relèguent au rôle de sous-traitants des institutions et à la perte possible de près de près de 40 ans de progrès et d’innovation.

Le suivi communautaire par les institutions : quand le bonnet blanc n’est pas un blanc bonnet !

En 2021, les organismes communautaires offrant du suivi dans le milieu s’inspirent toujours de l’approche développée par Foward House. Cependant, ils ne l’appliquent pas selon un modèle standardisé. Au contraire, ils veillent avant tout à adapter leurs interventions selon les besoins exprimés par la personne et les enjeux rencontrés dans son environnement. C’est pourquoi nous préférons parler des approches de suivi communautaire en milieu ouvert. Malgré leur nombre et la multiplicité des pratiques, ces approches ont tout de même plusieurs points communs.

Les organismes communautaires, c’est le cas par exemple de Pech et de l’Archipel d’entraide à Québec, ou de Diogène à Montréal, accompagnent depuis toujours les personnes selon leurs besoins globaux, sans égard à l’ampleur de ceux-ci (petits, moyens, grands). Il n’y a que leur manque d’effectifs sur le terrain qui a limité l’intensité de services dans cette pratique.

Ces approches de soutien communautaire s’inspirent des pratiques émergentes du mouvement communautaire alternatif québécois, des travaux de professeurs tels Jérôme Guay et son concept « d’entraide de quartier » (qui allait devenir L’Archipel d’entraide), ou d’Yvon Lefebvre qui s’est intéressé à la trajectoire des personnes judiciarisées avec problèmes de santé mentale (ce qui a donné naissance à Diogène, à Montréal).

Au cours des années 1990, des pratiques telles que le « case-management » de Stein et Test, le « Training in community living » de Marianne Farkas, le « Center for Community Change through Housing and Support » du Vermont, furent des sources d’inspiration du mouvement communautaire québécois dans le développement des approches de soutien des personnes dans la communauté.

En résumé, les approches de suivi en milieu ouvert se caractérisent par :

  1. La réadaptation et le soutien. Elles veillent, d’une part, à minimiser les effets des symptômes sur le fonctionnement global de la personne tout en accroissant ses capacités dans les activités de la vie quotidienne et, d’autre part, à accompagner les individus en s’assurant qu’ils aient accès aux services auxquels ils ont droit de même qu’à l’information qui leur permettra de prendre les décisions qui les concernent.
  2. La nature de la relation. Celle-ci se crée à partir de la demande même de la personne. Ce lien n’est ni tributaire d’une analyse d’un professionnel ni d’un diagnostic ou d’une quelconque médication. Elle se bâtit sur des besoins spécifiques et des caractéristiques particulières de la personne vivant avec des problèmes de santé mentale selon qu’elle désire ou non bénéficier d’une approche biomédicale.
  3. Le volume d’intervention. Afin de soutenir la personne dans une période spécifique de sa vie, la fréquence des rencontres peut varier dans le temps selon la situation vécue. Les interventions peuvent s’intensifier lorsque la personne et son intervenant.e anticipent un risque de rechute ou au contraire elles peuvent s’espacer pour favoriser une reprise de son pouvoir d’agir.
  4. La durée. L’approche s’adapte aussi au rythme de croissance et/ou au maintien des acquis pour une durée variable pouvant être courte et ponctuelle ou bien prolongée.

Le suivi communautaire en milieu ouvert est par conséquent une offre de service alternative. De plus, il permet de combler des besoins auxquels ne peuvent répondre les établissements de santé et rejoint une frange de la population qui ne remplit pas les conditions d’admission du réseau : âge, diagnostic, comorbidité, durée de l’accompagnement…

Le cul-de-sac de la standardisation

La pratique de soutien d’intensité variable, le SIV, nouvel avatar des institutions issu des pratiques des organismes communautaires, est devenu, par le processus d’homologation du Centre national d’excellence en santé mentale (CNESM), la référence de la pratique en matière de suivi dans la communauté.

Au moment où le CNESM sera désormais géré par le ministère de la Santé et des Services sociaux, nous estimons qu’il faut moins miser sur nos différends, nos rendez-vous manqués, que sur les conditions d’une meilleure collaboration entre le milieu communautaire et le réseau institutionnel.

Pour faire image, le communautaire est malheureux dans cette relation et, avec du recul, il faut avouer qu’une relation où le gros partenaire dicte constamment au plus petit les règles d’évaluation, de pratique, de reddition de compte, sans reconnaître la réalité de l’autre, ne peut fonctionner.

La pratique historique du communautaire, ses approches globales et holistiques, que ce soit dans les modèles d’accompagnement dans la communauté, en hébergement, en participation aux études, en intégration au travail ou en intervention de crise, s’accorde mal avec une vision plus institutionnelle et managériale du temps d’intervention à diminuer, au profit de la réduction des listes d’attente et de statistiques, disons, plus productivistes.

Pour une refonte globale des services en santé mentale

Une politique de santé mentale assortie de budgets récurrents substantiels afin de rattraper le retard historique de financement du mouvement communautaire en santé mentale serait un signe minimum souhaité afin de ne pas rompre ou d’élimer davantage le lien de confiance et de collaboration entre le réseau public et le mouvement communautaire en santé mentale.

Nous sommes à la croisée des chemins et nous croyons que l’heure est venue pour le gouvernement de convier tous les acteurs de la santé mentale à une refonte générale des services de santé mentale.

Les promesses éternelles sur le développement de la première ligne, les services de proximité et le financement accru du communautaire doivent faire place à l’action ! Dans le cas contraire, nous pourrions nous diriger vers une catastrophe de type « CHLSD » ou « Centre jeunesse », mais appliquée à la santé mentale.

La crainte de nos différences et la tentation de standardisation des pratiques qui en résulte nous mènent à un cul-de-sac qui nuira à tous et particulièrement aux milliers de personnes que le mouvement communautaire en santé mentale accompagne.

Un texte de Benoît Côté, directeur du Programme d’encadrement clinique et d’hébergement (PECH), et de Marc Lopez, directeur du Suivi communautaire Le Fil.